Lorsqu’on réside en Occident, obtenir le regroupement familial pour la progéniture que nous avons semée à tous vents en Afrique n’est pas une sinécure dans les ambassades des pays élus. Lorsqu’ils ont dépassé l’âge de 12 ans, l’obtention du visa pour ces garnements est plus ardue encore. Quand vous avez surmonté cet écueil, la distance qui vous sépare du bout du tunnel équivaut à celle de la sortie du Cameroun de la crise économique. C’est le début du calvaire. L’enfant, sortant tout droit d’une société autoritaire, d’un environnement phallocratique et d’un univers gérontocratique est ébloui par les puissants projecteurs de la liberté.
D’un système scolaire où le succès était une exception et l’échec la règle, il passe à un système où l’échec provoquerait la tenue des états généraux de l’Education, tandis que le succès est accueilli comme la chose du monde la mieux partagée. Ici, on a l’impression que l’enseignant te pose les questions les plus faciles tandis qu’en Afrique, les questions-pièges étaient tellement le lot commun si bien que devant 1 plus 1, on était convaincu qu’il y a un piège dedans. Tu étais contraint à mémoriser les leçons au pays alors qu’ici, le prof récite le cours à ta place pendant qu’il t’interroge. Tu as même le droit de lui demander de t’interroger sur ce que tu sais. Quand bien même on est puni ici, cela se fait dans le strict respect des droits de l’homme et la protection des enfants, tandis qu’au pays, on craignait même de révéler à nos parents que le maître nous avait puni, parce qu’on encourait alors une bastonnade à intensité double, du fait de la règle magistrale qui stipulait que : « si la maître t’a puni, c’est qu’il avait raison. Car le maître ne peut qu’avoir raison, puisqu’il ne veut que ton bien. Point. Basta. À plat ventre ! Et si tu ouvres ta bouche, tu sauras ce qui a enceinté le bananier ! »
Ici, le jeune enfant qui débarque d’Afrique se rend compte que sa voix fait mieux que compter, elle est même prépondérante. Les notions de père, d’aîné et d’adulte sont vides de contenus. Seul compte le droit, et un enfant en a beaucoup. Le moindre de ces droits est la protection des faibles, et l’enfant apprend très rapidement à en user, quitte à en abuser. Alors que la tutelle parentale est un devoir en Afrique, ici, la seule autorité est le droit. Le vocabulaire occidental ne reconnaît ni la coercition, ni la privation, ni la contrainte et pire, la bastonnade comme véhicules de la communication, ces commodités du dialogue si banals chez nous. Gronder même son enfant est à la lisière de la brimade et passible d’entraîner la famille en mise en observation.
Le verbe « avoir faim » se conjugue en Occident au passé simple de l’Afrique : j’eus faim. Quand l’enfant ici dit qu’il a faim, entendez qu’il aimerait bien manger quelque chose de précis, qu’il n’y a pas dans le frigo en ce moment, et qu’il faut lui offrir. Petits, nous chapardions des morceaux de macabos bouillants dans la marmite, et il fallait la visite d’un « étranger » à la maison pour que nous ayons le droit de manger la tête du coq, le cou ou les pattes de la poule. A défaut de quoi, il fallait attendre Noel ou encore le jour de notre première communion. Ici, le réfrigérateur est bourré de choses succulentes que l’on remplit chaque week-end et que l’on trie une fois par mois pour jeter à la poubelle les produits périmés. Enfants, nous avions comme un devoir d’« aller en route » ou « en haut » quand les parents avaient de la visite. Puiser de l’eau, aller chercher du bois ou aller au champ étaient des activités qui vont de soi. Par la méthode du learning by doing, on s’inoculait la culture de chez nous. Ici, si tu dis à un enfant « va me chercher de l’eau à boire », il te répond : « moi je n’ai pas soif. » Ici, on ne « commissionne » pas les enfants, c’est les exploiter. On les pouponne, on les dorlote, on leur dresse la table, on débarrasse la vaisselle, et on les emmène au lit. On leur fait à manger jusqu’à ce qu’ils se marient, et même plus tard encore. On lave le linge des petits-enfants, à côté de celui de leurs parents.
Les prémisses de la dislocation familiale commencent avec les achats, les vêtements, bref l’habillement. Pendant que vous êtes dans les rayons des jeans et des chaussures à 39, 49 €, votre enfant ne s’intéresse qu’aux effets vestimentaires griffés, qu’aux chaussures que les grands champions de basket de la NBA arborent. Chaque pièce va chercher dans les 200 €. Et puis, vous apprenez que l’enfant fait l’école buissonnière : il sort de la maison le matin avec son sac et va fréquenter assidûment les vitrines des magasins, les salles de jeux et les discothèques. De plus, il a des fréquentations suspectes. Il n’a presque jamais des enfants autochtones comme copains, toujours des fils d’émigrés et dont la volonté d’intégration ici est très sujette à caution. Comme quoi, l’instinct grégaire fait que les chimpanzés font bande avec les chimpanzés et les cochons avec les cochons. C’est le début de la petite délinquance. Aux larcins dans les magasins succèdent des disparitions d’objets et appareils électroniques dans la maison. Ces mauvaises compagnies peuvent conduire l’enfant dans des déviations comme les sectes ou la drogue.
C’est ainsi que le climat devient délétère dans la maison. L’enfant vous fait payer très cher le fait de l’avoir « abandonné » en Afrique tandis que vous vous la couliez douce ici. Voilà la quintessence de ce qu’on leur a seriné au pays. D’ailleurs même, avez-vous jamais fait quelque chose pour lui ? N’eût été la générosité d’un copain, il marcherait aujourd’hui nu. Vous ne lui avez jamais acheté ni habits, ni chaussures. Vous ne l’avez pas inscrit dans une bonne école. Vous l’obligez à « manger africain » alors que lui n’aime pas cela. Vous ne lui autorisez pas à sortir tel qu’il veut. Vous ne lui donnez pas d’argent de poche. Bref, vous ne l’aimez pas, vous n’aimez que vos autres enfants (entendez ceux qui sont nés ici). Alors, conseillé par ses compagnons, il s’en suit une spirale de provocations, un engrenage d’insatisfactions. Des rentrées tardives se succèdent à d’autres rentrées plus tardives encore. Entre sortir sans dire où il va et dormir chez un ami, il n’y a pas de différence. Et vous, vous vous retenez de le « corriger » comme en Afrique. Vraiment, pays des Blancs-ci !
Tous les pré-requis des valeurs sociétales africaines explosent sous le tamponnement frontal avec la culture occidentale. Trop tôt arraché à ses racines, l’enfant devient chauve-souris : ni africain, ni européen. S’il mange avec un certain plaisir la cuisine africaine, il n’ira jamais raconter à ses amis qu’il a déjeuné avec du tapioca, du tiébou djen, du nyamangòlò, du nkui, du kedjenou à la sauce graine avec l’attiéké, du kpèm, du éru, du foléré, des mangues ou encore d’autres sauvageries de la même brousse et dont l’appellation fait honte dans les milieux cool. Il ne sait plus ou fait semblant de ne plus savoir ce que c’est que le matango, le mengwalam arki kót bikié odontol, le bili bili, le koutoukou, le vin de raphia ou autres breuvages dont l’appellation bien que de chez nous, est d’origine strictement incontrôlée. Son vocabulaire gastronomique est désormais servi en pâtes italiennes, pizzas, Big Mac, kebab, Hamburger, pommes frites, ketchup, coca et tout un tas d’autres choses sans père ni mère et sans tête ni queue que l’Occident impose aux cultures affaiblies. Je vous passe tout habillement identitaire et qui puisse trahir en public ses origines africaines. Il y a même longtemps qu’il vous répond en langue étrangère quand vous lui parlez votre langue maternelle. Qui a lu L’aventure ambiguë de C.Hamidou Kane reconnaît le visage typique des Samba Diallo que nous transplantons en Occident.
Puis, un jour, d’une façon ou d’une autre, l’enfant défonce les portes du foyer d’accueil, vous abandonnant dans un ridicule « à honter » au pays. Il a fait valoir pour sa faveur au service d’assistance sociale toutes les maltraitances et violences inimaginables que vous lui avez fait subir : bastonnades, brimades, faim, refus de visiter ses amis, absence de chambre personnelle dans la maison, et même que vous auriez un jour procédé sur lui à… des attouchements sexuels. Si l’enfant est une jeune fille, vous vous feriez de l’argent sur son dos en la prostituant. Vous voilà non seulement pédophile et alcoolique, mais également parent incestueux ou proxénète! Devant tant de vertes et pas mûres, vous ne pourrez jamais gagner ce duel avec la justice et le système social occidentaux. Vous avez tord devant votre enfant : hérésie totale dans votre culture africaine ! Quel triste destin pour ce pauvre petit bout de chou, et si innocent ! Vous êtes même pendable.
Même s’il faut admettre que les pays développés ont un système social propice à encadrer les enfants en déperdition, force est de constater que cet encadrement débouche rarement sur l’accès de ces enfants à quelque métier d’élite. Ce n’est pas pour dire qu’il existe des sots métiers, mais, un parent académicien est toujours meurtri que sa progéniture n’ait pas fait au moins autant, sinon mieux que lui. On dirait sans risque de se tromper que c’est l’existence de ces structures même qui incite même les enfants de chez nous à fuguer. Le taux de réussite ici est ténu et la majorité de ces jeunes finit par vivre du social, c’est-à dire reclus comme des indigents au banc de la société, des chômeurs en puissance. Le couronnement de cette déperdition aboutit dans le meilleur des cas à une assistance sans fin, et dans le pire à la prison. Dans les deux cas, le résultat est le même : le lien familial est rompu et l’échec dans la vie est dans les ¾ garanti.
Ce phénomène est une constance dans tous les pays occidentaux. Beaucoup d’enfants que nous avons récupérés en Afrique après qu’ils y ont effectué leur cycle primaire échouent dans leur intégration ici. Cela ne signifie pas du tout que ceux de nos enfants nés ici sont une garantie de succès d’intégration. Par ailleurs, je ne prétends pas qu’à contrario, les laisser grandir au pays ne les expose pas aux mêmes dérapages, mondialisation oblige. Pour ma part, si on n’a pas pu récupérer les enfants avant l’âge de 6 ans (âge d’entrée à l’école), il vaudrait mieux les laisser poursuivre leur scolarité en Afrique, puis quand ils ont eu le baccalauréat, les faire venir continuer comme beaucoup d’entre nous en tant qu’étudiants ici. Au moins, ils savent faire la différence entre le blanc et le noir. ( je parle des couleurs seulement et si vous entendez autre chose, libre à vous) Au moins les jeunes africains qui frappent aux portes de l’enseignement supérieur savent d’où ils viennent et la probabilité de savoir où ils vont est ainsi très grande. On déracine des enfants alors qu’ils n’ont pas encore assimilé la culture africaine et on essaie de venir les greffer avec leurs racines fragiles dans la culture occidentale. Nul ne peut rester en équilibre quand il a le cul entre deux chaises. Résultat : on ne leur rend aucunement service.
Félix KAMA
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